Fatigue décisionnelle et épuisement de l'ego

Cliquez pour agrandir l'image jeudi 1 janvier 2015

Mon attention a été récemment attirée par un article paru, non pas dans une revue d'échecs comme vous auriez pu vous y attendre, mais dans une revue de course à pied. Ce court article signé Odile Baudrier a été publié dans le numéro d'avril-mai 2013 du magazine VO2. Il porte sur la fatigue nerveuse engendrée par une overdose de prises de décisions. Dans cet article, c'est la décision de sortir faire du sport en fin de journée qui pâtit de cette baisse de volonté. Mais tout type de décision peut être concerné comme, par exemple, celui de se rendre à un club d'échecs distant de quelques kilomètres, de placer les pièces sur l'échiquier ou d'allumer l'ordinateur pour s'entraîner en vue d'une prochaine compétition. Peut-être vous êtes vous reconnus dans ces instants de renoncement ?

L'idée que chacun d'entre nous dispose d'une quantité limitée d'énergie mentale pour accomplir le processus de décision est relativement récente. Roy Baumeister, professeur de psychologie de l'Université de Floride, a baptisé ce phénomène « ego depletion » en référence à d'anciennes hypothèses émises par Sigmund Freud [1]. Le père de la psychanalyse avait déjà affirmé en son temps que l'énergie mentale dont nous disposons est limitée. Ce capital s'épuise progressivement et participe à la fatigue nerveuse ressentie en fin de journée. Dans sa vie quotidienne, chaque être humain prend une multitude de décisions. Toutes ne sont pas déterminantes. Par exemple, prendre du thé ou du café, du miel ou de la confiture au petit déjeuner ne semblent pas des choix capitaux. Mais même les décisions les plus anodines entament le capital décisionnel et affectent la volonté qui se relâche peu à peu. Le contrôle de soi (ou self-control) est impliqué dans les processus de pensée, le contrôle des émotions, mais aussi la prise de décision. Ainsi, chaque choix puise une partie de l'énergie nécessaire au contrôle de soi. La dernière phase du processus de décision, celle durant laquelle nous renonçons définitivement aux différentes options pour n'en retenir qu'une seule, serait la plus coûteuse en énergie mentale.

Avec son équipe, Baumeister a mis en évidence cet « épuisement de l'ego » en fatigant au préalable la volonté de participants-cobayes avant de les contraindre à résoudre des problèmes compliqués comme la construction de puzzles difficiles. Par rapport au groupe témoin, les participants usés mentalement avaient tendance à abandonner plus tôt les exercices exigeant une intense concentration [2]. La volonté se fatiguerait donc comme un muscle.

Au cours d'une autre expérience, des séries de deux objets ont été présentés à des d'étudiants. Les étudiants du premier groupe devaient obligatoirement en choisir un des deux. Ceux du second groupe devaient simplement donner leur avis sur chacun des objets. Les deux groupes étaient ensuite soumis à un test bien connu de self-control consistant à plonger une main dans de l'eau glacée. Le résultat fut éloquent : les « décideurs » retiraient, en moyenne, leur main au bout de 27 secondes alors que les seconds résistaient 67 secondes.

Des décisions prises dans un état de fatigue mentale par des personnes ayant autorité sur d'autres individus peuvent être lourdes de conséquences. Un article édifiant a été édité par Daniel Kahneman, psychologue et économiste, lauréat en 2002 du « prix Nobel d'économie », qui a consacré une partie de ses recherches au développement de la théorie de la décision. Cette étude a montré que la fatigue décisionnelle influait sur le jugement des juges. En examinant plus de mille affaires, les auteurs (Danziger, Levav et Avnaim-Pesso) ont remarqué que les juges étaient plus cléments en début de journée ou après une pause-déjeuner qu'en fin de journée. Pour des cas similaires, les condamnations devenaient plus sévères au fur et à mesure que s'écoulait la journée sans que les juges en aient vraiment conscience [3].

La fatigue mentale se différencie de la fatigue dite physique car elle échappe souvent à notre conscience. Baumeister explique que même les personnes les plus sages ne font pas les bons choix si elles ne sont pas reposées. Les meilleurs décideurs sont ceux qui savent quand ils ne doivent plus se faire confiance. L'injonction célèbre attribuée à Socrate « Connais-toi toi-même » prend ici tout son sens. Toujours selon Baumeister, les personnes qui conservent un haut niveau de contrôle de soi sont souvent des personnes qui ont structurées et planifiées leur vie de façon à limiter les prises de décisions.

Le lien avec le jeu d'échecs, qui nécessite une prise de décision à chaque coup, est évident. Selon la règle, une pièce touchée doit être jouée. Chaque choix est définitif et peut être lourd de conséquence quant à l'issue de la partie. Ainsi, si ce capital d'énergie mentale est dilapidé par une multitude de décisions sans importance, il risque de faire défaut au moment de la prise de décisions majeures.

Le cerveau a deux stratégies pour tenter de réduire son état de fatigue. La première est de prendre une décision de façon impulsive sans dépenser l'énergie nécessaire à l'étude des différentes options et de leurs conséquences. En faisant preuve de paresse, le cerveau prend le risque de se tromper. La seconde stratégie consiste à réduire momentanément la pression en retardant la prise de décision. Le joueur d'échecs reconnaîtra deux grandes causes d'erreur dans ces deux stratégies : le coup impulsif, joué avant de parvenir à une conclusion claire, qui conduit souvent à une détérioration de la position et l'hésitation stérile entre plusieurs coups de valeurs équivalentes qui dilapide le temps de réflexion et conduit à des erreurs en crise de temps.

Comment réduire la fatigue décisionnelle ?

C'est en apparence très simple : en réduisant le nombre de décisions à prendre au cours de la journée. Pour cela, l'établissement de rituels ou de routines permet de ne pas devoir décider en permanence de ce que l'on doit faire. L'installation d'habitudes élimine les prises de décision. A ce propos, je demandais à une amie, ancienne athlète de haut niveau, s'il ne lui était pas difficile de trouver la motivation pour aller courir en plein hiver, après une journée de travail, alors que la nuit tombe tôt et qu'il fait froid. Elle me répondit simplement que la question ne se posait pas, elle y allait. S'entraîner faisait partie de sa routine.

Dans le cadre d'une compétition d'échecs, il est important de préserver son énergie mentale pour les prises de décision importantes qui auront lieu au cours de la partie. Au plus haut niveau, les champions peuvent déléguer les décisions mineures de leur quotidien à leur équipe de secondants. Pour le commun des mortels, il est bon d'instaurer une routine pour tous les évènements de la journée qui précèdent la partie. Ainsi, jouer une partie de compétition après une journée de travail qui a nécessitée de nombreuses prises de décision n'est certainement pas une bonne idée. Mais quel amateur peut se vanter de ne l'avoir jamais fait ?

Pour en savoir plus :
[1] Roy Baumeister, Ellen Bratslavsky, Mark Muraven and Dianne Tice, "Ego depletion: Is the active self a limited resource?", Journal of Personality and Social Psychology, 1998.
[2] Roy Baumeister, "Ego Depletion and Self-Control Failure: An Energy Model of the Self's Executive Function", Self and Identity, 2002.
[3] Shai Danziger, Jonathan Levav and Liora Avnaim-Pesso, "Extraneous factors in judicial decisions", Proceedings of the National Academy of Sciences, 2011.

La photographie de Luke McShane, torturé par le choix du coup à jouer, est l'oeuvre de Ray Morris-Hill.

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